mercredi 12 mai 2010

La fin des paysans

De Jeune Afrique Intelligent/ par Bechir Ben Yahmed
Envoyé au groupe par Njakpou Fabien

Où que vous portiez le regard, vous constatez que « ça bouge » : c'est sans doute l'époque qui le veut. Le mouvement est partout, et il suffit de regarder pour l'apercevoir, même lorsqu'il prend la forme d'une lente évolution qui se passe dans les profondeurs.

Je voudrais attirer votre attention sur trois de ces grandes évolutions, car elles ont une vraie signification et sont lourdes de conséquences susceptibles d'affecter les équilibres auxquels nous sommes habitués.

Quelques rares analystes, notamment le philosophe français Michel Serres, les ont déjà discernées et exposées. Mais, à mon avis, elles n'ont pas encore fait leur chemin dans l'opinion.

1. Depuis la chute du communisme, il y a vingt ans, il n'y a plus ni guerre ni même menace de guerre entre grandes puissances.

Une ère de paix s'est instaurée entre elles.

Auparavant, tout au long de ce qu'on a appelé la guerre froide (1947-1990), elles s'étaient affrontées en Grèce, en Corée, à Berlin et à Cuba. Plus d'une fois, elles avaient été au bord d'un conflit direct, conventionnel ou même nucléaire.

En Angola, au Vietnam (par deux fois), puis en Afghanistan, elles s'étaient même fait la guerre par pays et régimes interposés ; ces conflits ont été longs et meurtriers.

Or, depuis plus de deux décennies, la guerre (entre grandes puissances) est finie. C'est la première fois depuis des siècles qu'il en est ainsi : ni guerre ni menace de guerre entre deux ou plusieurs grandes nations.

Celles-ci demeurent armées, mais, entre elles, la paix règne, et leurs citoyens ne sont même plus astreints au service militaire.

Le symbole le plus éclatant de ce changement révolutionnaire, on le trouve en Allemagne et au Japon : ces deux grandes nations, réputées pour leurs traditions et leurs qualités militaires, ont déclenché la guerre de 1939-1945 – et l'ont perdue.

Depuis plus d'un demi-siècle, elles ont transféré leurs énergies vers le commerce et l'innovation technologique ; les militaristes d'hier se sont mués en champions du pacifisme.
En 2010, elles sont l'une et l'autre nanties, repues, vieillissantes et en déclin démographique.

2. Une autre très grande évolution a marqué de son empreinte, au cours du XXe siècle, le monde industrialisé et développé : la fin des paysans.

Sous nos yeux, aujourd'hui même, elle s'étend de proche en proche au reste du monde, et c'est Michel Serres, cité plus haut, qui la décrit le mieux.

Depuis les origines, l'humanité a toujours été composée, dans sa majorité, d'hommes, de femmes et d'enfants vivant à la campagne, travaillant la terre et élevant des animaux pour produire de la nourriture.

Même dans les pays industrialisés, ils formaient il y a encore quelques décennies jusqu'à 70 % de la population. Dans cette partie du monde, la chute est vertigineuse  : ils ne sont plus aujourd'hui que 2%.

Lentement mais inexorablement, la tendance gagne le reste de la planète : il y a et il y aura partout de moins en moins de paysans, de moins en moins de ruraux.

Michel Serres juge que « cet épuisement brutal de la population rurale constitue l'une des ruptures les plus importantes et les plus rares de ce siècle parce qu'elle finit une ère – le néolithique de la préhistoire ––qui débuta il y a dix mille ans. »

Il précise : « La proportion d'humains vivant dans les villes passe de 3 % en 1800 à 14 % en 1900 et à plus de 50 % en 2000. Les démographes prévoient qu'en 2030 cette proportion avoisinera 75 %. »

Dans vingt ans, les trois quarts de l'humanité vivront dans de gigantesques mégapoles. Les conséquences de cette immense migration intérieure seront incommensurables : le rapport des humains à leur monde sera transformé, les enfants nés au XXIe siècle ne verront rien de ce que leurs parents ont vécu ou aperçu.

Ils vivront différemment, et aucun philosophe, aucun sociologue n'est aujourd'hui en mesure d'évaluer l'impact de ce changement révolutionnaire sur les mentalités. Il sera immense.

3. La troisième évolution est en fait une inversion.
L'Europe, plus généralement l'Occident, et plus généralement encore les pays développés, redoutent d'être envahis et submergés par la population de l'ex-Tiers Monde. Ils s'en protègent par des visas, des contrôles draconiens aux frontières et même par des murs. Ils font les hérissons, se comportent en forteresses assiégées.

On peut les comprendre.

Mais ceux qui connaissent l'Histoire, et notamment celle des grandes migrations humaines, sont en droit de rappeler aux Européens, en particulier, qu'ils ont connu, eux aussi, entre 1700 et 1900, avant le Tiers Monde, une extraordinaire croissance démographique : leur poids relatif dans la population mondiale est alors passé de 20 % à 40 %.

Tout au long de cette phase de leur histoire, ils ont essaimé dans le reste du monde, colonisant et peuplant des continents entiers : les Amériques du Nord et du Sud, l'Afrique, l'Australie…

Certains d'entre eux, comme l'Allemagne, la Russie et l'Italie, connaissent désormais une ­décroissance démographique, les autres stagnent et vieillissent.

Leurs démographes et leurs économistes le leur répètent : ils ont besoin de plusieurs millions d'immigrés chaque année ; ils ont de la place pour eux et la possibilité de les accueillir.
Pourquoi, alors, tant d'argent dépensé pour se barricader, et si peu pour accueillir et intégrer des forces nouvelles, sources de diversité et facteurs de rajeunissement  ?

L'exemple que leur donnent les États-Unis d'Amérique devrait les faire réfléchir. Et agir.
Ce pays d'immigration comptera 400 millions d'habitants en 2050 – 100 millions de plus qu'aujourd'hui – et sa population en âge d'être scolarisée et de travailler – les 15 à 64 ans – s'accroîtra de 42 %, tandis qu'elle déclinera en ­Europe, au Japon et même en Chine.

Au cours des vingt dernières années, ce sont les immigrés de fraîche date qui, en Amérique, ont créé le plus de nouvelles entreprises.

Cette fontaine de jouvence, les Américains l'appellent « the Demographic Dividend… » [Lire en intregalite sur Jeune Afrique l'intelligent.com]

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